TOUR D’HORIZON

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Entretien avec
Vianney Quignon – coordinateur du réseau Hacnum

et Adrien Cornelissen – coordinateur de Hacnumédia

– Pouvez-vous nous raconter les origines du réseau Hacnum ?

Vianney Quignon : HACNUM, c’est le Réseau National des Arts Hybrides et des Cultures Numériques, réseau qui s’est formalisé sous forme d’association en 2020, mais qui en fait est le résultat de rencontres originelles entre des festivals, des lieux de diffusion, des centres d’arts autour des pratiques dans une dynamique interrégionale. Nous essayons de voir l’ensemble de la chaîne de création et d’animer un espace d’échange, d’interconnaissance et de connexion entre tous ces acteurs. C’est vraiment la richesse de ce réseau, d’être à la fois un peu partout sur le territoire national, mais également à l’international, à tous les endroits de la chaine de création des œuvres.

– Quelles sont les missions que le réseau Hacnum s’est fixé ?

Vianney Quignon : Le réseau HACNUM, c’est tout d’abord la question du soutien à la création artistique : comment peut-on accompagner les membres du réseau à développer la professionnalisation de leurs pratiques ? Que ce soit en créant de la ressource, en étant observatoire, en permettant aussi d’avoir des accompagnements plus spécifiques. Un deuxième rôle est plutôt lié à la question des politiques publiques. Comment aujourd’hui HACNUM se fait relais de la voix de ces professionnel.les auprès des politiques publiques aux échelles régionale et nationale ? Nous organisons une vingtaine de rencontres professionnelles par an, sur l’ensemble du territoire. Ce sont des moments importants pour aborder des enjeux transversaux au secteur et donner de la visibilité auprès des instances. Nous organisons aussi des sessions d’informations, de formations, de sensibilisations auprès des pouvoirs publics, notamment avec la DGCA et l’Institut Français et tout le réseau culturel français à l’étranger. L’objectif, c’est de mieux faire comprendre comment fonctionne l’écosystème de la création en environnement numérique et comment les politiques publiques peuvent l’accompagner. Une autre des missions est le travail d’études territoriales, que l’on mène au niveau régional, dans lequel nous venons cartographier, décortiquer, souvent à la demande des DRAC. La création, fin 2024, des pôles ressources pour la création artistique en environnement numérique est l’un des aboutissements du travail mené par HACNUM pour renforcer la visibilité des écosystèmes auprès des pouvoirs publics, avec un enjeu à la fois de faire ressources à l’échelle régionale et d’avoir des remontées à l’échelle nationale, sur l’accompagnement et la production d’œuvres. Il y a cinq territoires qui ont été retenus et avec lesquels nous avons beaucoup travaillé durant les cinq premières années. Une autre mission est axée sur la dimension internationale, où l’on accompagne les professionnels à la diffusion de leurs œuvres, avec des partenariats avec l’Institut Français, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et l’OFQJ. Enfin le dernier point, c’est l’animation et l’interconnaissance, avec la constitution de groupes de travail qui se structurent selon différents domaines, que ce soit des sujets liés aux enjeux d’éco-responsabilités, à la conservation des œuvres, à l’intelligence artificielle… Nous organisons aussi des rencontres qui sont plus spécifiques sur les entrées métiers, de pair-à-pair, dans lesquelles nous échangeons sur les métiers de la communication, de la médiation… Nous avons une plateforme Discord qui permet des échanges dynamiques. Pour compléter l’aspect ressource, nous avons également souhaité créer HACNUMedia, qui a été lancé en septembre 2023, piloté par Adrien [Cornelissen], et qui vise à donner un regard prospectif sur la façon dont les technologies transforment l’acte de création, au sens global, avec les implications que cela engendre en termes de modèles économiques, d’outils, d’usages.

Adrien Cornelissen : Quand on a lancé HACNUMedia, nous n’étions pas spécialement centrés sur la question de l’Intelligence artificielle, mais par la force des choses, HACNUMedia a fait beaucoup de dossiers autour de cette question. Parce qu’en fait, la création d’aujourd’hui, quel que soit son secteur, et presque sur n’importe quel maillon de sa chaîne de valeur, est impactée par l’IA, et de ce fait, nous avons effectivement décidé d’avoir un axe fort sur les questions d’Intelligence artificielle.

– Qu’entend-on selon vous par Arts numériques ?

Vianney Quignon : Ce qu’on appelle création artistique en environnement numérique, qui s’appuie sur les arts numériques, est un terme utilisé par le ministère de la Culture pour définir toutes les formes de création en lien avec le numérique, qu’elles soient celui des arts visuels, du théâtre, du vidéo mapping, de la XR, de la musique, de la danse… Ce sont des formes qui regroupent des champs très larges de la création. L’art numérique est peut-être alors celui qui relie les arts et la technologie.

Adrien Cornelissen : L’expression Arts numériques, beaucoup de nos adhérent. es y tiennent, parce que c’est leur culture. Le numérique a un impact dans la création — quel que soit son degré de numéricité — sur les esthétiques, et j’allais dire dans la façon de percevoir une œuvre, de faire l’expérience d’une œuvre. Il est difficile pour nous, et c’est pour cela que l’on parle d’hybridation, de continuer à siloter, en prétendant qu’il y a une forme art visuel d’un côté, puis d’autres autour de l’édition, du cinéma, du spectacle vivant, etc. Il y a une transversalité. Je prends l’exemple du cinéma parce que c’était l’ouverture cette semaine du Festival de Cannes. Aujourd’hui, les festivals de cinéma programment de plus en plus une sélection d’œuvres immersives, identiques d’une certaine façon à ce que l’on peut retrouver dans les autres évènements culturels. La difficulté, mais qui est aussi une différenciation dont nous essayons de tirer parti, c’est que lorsque l’on parle d’hybridation, on parle du domaine de la création dans son ensemble, tous champs artistiques confondus.

– Quelle est votre approche de l’IA ?

Adrien Cornelissen : L’IA est devenu un mot-valise et on ne sait plus forcément quoi y mettre dedans ou ce que cela définit exactement. Il y a eu dans l’évolution de l’IA, par exemple, cette notion de système expert, qui est très différent de l’IA générative d’aujourd’hui, qui n’est pas une nouveauté en soi non plus, mais qui a demandé un développement technologique et une accessibilité aux données massives. Depuis ces 2 ou 3 dernières années, il y a eu une large vulgarisation, une accessibilité des outils LLM, comme ChatGPT, Mistral ou Claude, au plus grand nombre. Ce qui a entraîné beaucoup de nouvelles interrogations. Je passe sur les questionnements éthiques et les enjeux environnementaux, qui sont malgré tout des points très importants, aux enjeux considérables.

– Quels rapports peut-on établir entre IA et Arts numériques ?

Adrien Cornelissen : Quand on parle de création, souvent le thème de l’IA est abordé sous la question « l’IA va-t-elle tuer la création ? ». Question à mon sens rhétorique. Non, l’IA ne tue pas la création, mais par contre, elle peut avoir de l’impact a beaucoup d’endroits de la chaîne de valeur. Dans le domaine de la culture, je fais une différence avec le domaine des ICC, les Industries culturelles et créatives, avec des professions qui sont parfois extrêmement spécialisées. Dans les jeux vidéo par exemple, vous avez des fonctions qui sont très segmentées, avec des taches potentiellement automatisables. Ce qui est très différent pour un. e artiste qui est dans une démarche tout autre. Cette vision pose une complexité. Il faut définir de quelle création artistique l’on parle. Est-ce qu’on parle d’édition, de cinéma, d’arts visuels ? L’impact n’est pas le même, parce que les usages ne sont pas les mêmes. Des mythes et des perceptions par rapport à ces technologies existent. Comment sont-elles véhiculées, intégrées, digérées. Parler d’IA et de création au sens général n’a pas réellement de sens, et c’est une des difficultés. Le parti pris que l’on a avec HACNUMedia, c’est d’essayer de creuser la complexité, en n’étant ni dans la béatitude ni dans la fascination devant les nouvelles technologies, et en n’étant pas non plus dans la caricature techno-critique. C’est important d’être dans l’analyse.

– Comment l’IA modifie le processus de création des artistes ?

Adrien Cornelissen : Le processus de création artistique, quelque part, ce n’est que le premier maillon de la chaîne de la discipline artistique. J’invite à plutôt prendre du recul sur l’ensemble de la chaîne, c’est-à-dire, la création, la production, l’administration, la diffusion, la distribution, la conservation. Les impacts sont très différents sur tous ces maillons. Pour les artistes du domaine de l’art numérique au sens large, l’IA n’est pas quelque chose de nouveau. Certain.es, comme Ito Steyrel, Gregory Chatonsky ou Pierre Huygues travaillent déjà sur cette notion depuis plusieurs années. Son avènement très récent a par contre rafraichi notre secteur d’activité, il anime le débat public, il réactive beaucoup de choses qui sont très intéressantes. Ce qui est nouveau par contre, ce sont les enjeux environnementaux et sociétaux.

Le panel d’outils de création est beaucoup plus étendu qu’avant, mais diversement mobilisable. Dans le domaine de la musique, on a une démultiplication des modèles IA qui peuvent permettre de générer de la synthétisation vocale, comme Musicfy ou la transformation d’une voix en percussions, par exemple. L’IRCAM développe des outils depuis 30 ans sur ces questions. Et puis dans d’autres secteurs, celui comme de la danse, il n’y a pas énormément de modèles IA qui existent, pour des problématiques notamment liées au corpus de données, qui est l’élément essentiel pour entrainer des modèles d’IA.

Aujourd’hui, on assiste à un usage qui se généralise. L’IA générative a tendance à lisser la création, par le phénomène de boucle rétroactive des modèles utilisés. Il faut bien faire la distinction avec la démarche artistique, qui pose un contre-pied à la création mainstream, et l’usage que tout un chacun en fait. Être artiste, c’est avoir une vision artistique, regarder le monde différemment de ce qui est proposé à voir. Est-ce que l’IA est utilisée comme outil de création ? Comme sujet ?   Parfois les deux. C’est très important d’aller observer les pratiques. Les artistes ont des acuités très particulières sur leur création. Il y a différents niveaux de lecture et l’IA n’est pas convoquée aux mêmes endroits ni aux mêmes degrés.

– En quoi l’IA modifie le lien entre création et publics ?

Adrien Cornelissen : Sur le lien entre création et publics, on a souvent l’impression que la question ne concerne uniquement que le lien entre création et publics justement. Or, si on observe la chaîne de valeur, il faut prendre en compte le maillon de l’administration, de la diffusion, de la monstration, de la commercialisation, de la médiation et tous les services en lien avec les publics et qui peuvent y être associés. Ce que je remarque dans le spectacle vivant, c’est plutôt comment à travers des dispositifs de médiation, les publics sont invités à interagir différemment aux œuvres. Sur le maillon billetterie par ailleurs, la tarification dynamique est, entre nous, un vrai problème. Cela touche donc aussi à des enjeux de droits culturels. Du point de vue médiatique, on a focalisé le débat sur la création, parce qu’il y va de notre rapport à l’humanité. Alors que les impacts immédiats sont ailleurs, ils sont sur la commercialisation et sur la médiation.

– Comment selon vous l’IA transforme les relations entre la création artistique et les Directions techniques de lieux ou d’évènements ?

J’ai envie de dire deux choses, premièrement : il ne faut pas croire que la dimension technique n’engendre pas de changements dans la création. La façon dont on s’empare d’un outil engendre des mutations sur les esthétiques. Par exemple, le fait aujourd’hui de pouvoir créer en temps réel avec l’IA ou la création procédurale, par exemple, fait que l’on n’a pas le même rapport à la création et de ce fait aux esthétiques. Ça, c’est une évidence. Le rapport à l’outil, à la technicité, engendre des mutations esthétiques. La deuxième chose qui est importante, c’est qu’aujourd’hui, dans les liens entre création et direction technique, il n’y a pas de problématique avec l’IA. En tout cas, je n’ai pas constaté d’artistes avec des créations assistées par IA qui mettraient en difficulté les directions techniques dans leurs mises en œuvre. Parce que la création numérique n’est pas nouvelle, ça ne change pas les problématiques de monstration. Par contre, ce qui est sûr, c’est que les métiers de la technique, dans les établissements culturels, les lieux de diffusion, sont impactés par l’arrivée des modèles d’IA. L’intégration de la reconnaissance de mouvements par exemple, pour des applications de motion capture, est en train de subir une vraie évolution, très forte. Il faut aussi faire la différence entre les solutions IA grand public et les systèmes professionnels. Les technicien.nes voient apparaitre des systèmes IA intégrés dans les logiciels ou les matériels qu’ils utilisaient déjà. C’est le cas dans Adobe Creative Cloud ou dans Audacity. On voit de plus en plus de briques IA s’intégrer dans les logiciels et les machines. C’est très important de s’en rendre compte. Je n’ai pas l’impression que le nœud de la question se trouve à cet endroit. Il se trouve à l’endroit des publics, ça c’est certain, à l’endroit de la création, à l’endroit administratif et de la propriété intellectuelle. Comment accompagne-t-on les pratiques, notamment avec les LLM ? Sous-tendent à tous ces questionnements de transformation d’une filière les enjeux éthiques. C’est pour ça que la question de l’outil est partielle, elle invalide finalement le fait de questionner l’enjeu politique des technologies. Je pense qu’il faut aussi se poser des questions sur la récupération des données, et donc de leur protection, de la souveraineté. On en parle beaucoup aujourd’hui, à l’heure de tensions géopolitiques. Cette question sous-entend des enjeux stratégiques et de sécurité pour les directions. Quelles sont nos types de données ? Qu’en fait-on ? Comment sont-elles utilisées ? etc. Ce n’est pas uniquement la donnée qui nous est livrée, mais aussi celle que l’on récolte. En termes de mutation de métiers, cela va demander une acculturation et une compréhension de la chaîne technologique, de la matérialité du numérique, parce que qui dit données, dit stockage. Des questions très historiques, mais complètement oubliées.

– Toujours selon vous, quelles sont les opportunités ou les menaces que les directions techniques de lieux ou d’évènements devraient se saisir ?

Adrien Cornelissen : Un enjeu prioritaire, encore très invisibilisé à mon sens, c’est la question de la cybersécurité. À une autre époque, les systèmes étaient piratés, nos sites internet se faisaientt hacker. Ce n’était pas très grave. Je caricature, mais en trois clics c’était résolu. Aujourd’hui, il y a une multiplication de moyens d’IA qui visent à menacer les systèmes d’information, parfois à visée de désinformation. Les établissements culturels et les artistes, en tant que transmetteurs d’idées nouvelles, seront visé. es par les propagandes. Il faut clairement s’attendre à cette manipulation. Cette compétence IA doit être intégrée dans les structures. Est-ce qu’on en a les moyens ? Non. Est-ce que c’est fait aujourd’hui ? Non. Ce n’est pas encore une priorité, mais de plus en plus de structures du réseau s’emparent concrètement des enjeux liés à l’intelligence artificielle. Parmi elles : Stéréolux à Nantes, qui a organisé en mai, le forum Espaces Latents, mêlant workshops, temps d’échanges, mentoring, démonstrations et performances ; la Biennale Chroniques, à Aix-Marseille, qui a placé les problématiques IA et création au cœur du Marché des Imaginaires Numériques, en novembre 2024 ; le Cube Garges, à Garges-lès-Gonesse, avec une journée d’études consacrées aux mutations de l’IA dans les champs de la création, du design, de l’esthétique et de la société ; le Pôle Pixel, à Villeurbanne, qui développe des formats pratiques pour expérimenter avec les outils numériques. Ces membres partagent une volonté commune : ne pas seulement sensibiliser à travers des conférences, mais aussi accompagner concrètement le faire, les usages et les expérimentations.

Références d’artistes et de projets évoqués lors de l’entretien :

–           Hugo Scurto : Atelier défricher l’IA, à destination des jeunes, porté par CHRONIQUES

–           Ismaël Joffroy Chandoutis : DAMASIA , Madotsuki the Dreamer

–           Rocio Berenguer : BOT° PHONE

–           Albertine Meunier : HyperChips

–           Hito Steyerl, pionnière de l’IA

–           Pierre Huygues, pionnier de l’IA

–           Jacques Perconte, un pionnier de la vidéo générée par IA

–           Navid Khonsari, sa dernière installation, à la croisée du jeu vidéo et de l’IA, a été présentée dans la sélection immersive de Cannes,

–           Justine Emard, une artiste qui interroge nos relations avec les nouvelles formes d’intelligences

–           Sofia Crespo, une artiste dont le travail sur les nouvelles intelligences s’articule sous l’angle biologique

–           Lauren Lee McCarthy, une artiste américaine qui questionne l’aspect éthique et social de l’IA

–           Mots, un collectif roumain travaillant sur des installations questionnant le pouvoir de vérité de l’IA,

–           Hugo Scurto et l’atelier Défricher l’IA, à destination des jeunes publics et porté par CHRONIQUES

Propos recueillis par Nicolas Nacry

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