Focus

Réflexion sur la mise en place des systèmes de cintres informatisés dans les salles de spectacle
Depuis plus de trente ans, les systèmes de cintres informatisés ont profondément transformé les pratiques scéniques et les métiers techniques du spectacle vivant. Si ces dispositifs ont apporté des améliorations notables — en matière de confort de travail, de précision et de sécurité — ils ont aussi introduit de nouvelles formes de dépendance et de fragilité.
Les avancées : un outil plus performant et moins contraignant
La motorisation informatisée des cintres a considérablement facilité le quotidien des technicien.ne. s :
- Les charges lourdes peuvent être déplacées avec précision par une personne depuis le logiciel de programmation ;
- La fatigue physique est grandement réduite, notamment en comparaison des anciens systèmes à contrepoids, très gourmands en main-d’œuvre ;
- Le dispositif permet des changements de décor fluides, rapides et sécurisés, parfaitement synchronisés avec les exigences du spectacle. Nous avons pu assister à des changements de décors imposants assez incroyables dans les scénographies.
Ces progrès ont ouvert de nouvelles possibilités créatives tout en renforçant la sécurité du plateau.
La contrepartie : une dépendance technologique forte
Cependant, cette modernisation n’est pas sans revers. Les cintres motorisés reposent sur un ensemble complexe de composants électroniques (variateurs, automates, cartes de commande, logiciels propriétaires). Cela crée une forte dépendance vis-à-vis des fabricants et des prestataires externes. En cas de panne, il n’est pas rare que l’ensemble du système soit paralysé, nécessitant l’intervention de technicien.ne spécialisé. e. s venant parfois de loin, avec des délais et des coûts importants.
Nous avons un souvenir fort lorsque l’ancien système de l’Opéra de Lyon en était à ses premiers balbutiements à sa réouverture, où joindre le fabricant, une entreprise australienne, était un pur délire avec le décalage horaire…
Quid également de ces fabricants qui mettent la clé sous la porte ? et ne fabriquent plus certains composants, histoire vécue à l’Opéra de Dijon où la carte électronique n’était plus fabriquée…
Ainsi, une simple défaillance électronique peut avoir des répercussions immédiates sur la capacité d’un théâtre à assurer une représentation. Ce niveau de complexité technique peut paradoxalement fragiliser un outil censé rendre le travail plus fluide.
Une perte progressive des savoir-faire traditionnels
Par ailleurs, cette transition a entraîné une érosion des compétences liées à la machinerie traditionnelle :
- Le maniement des perches à contrepoids, la lecture d’un plateau, la communication gestuelle entre machinistes ou encore les ajustements manuels « à l’ancienne », sont des savoirs en voie de disparition ;
- La dimension artisanale et humaine du métier tend à s’effacer au profit d’une approche de plus en plus « technicisée », où la connaissance des logiciels, des protocoles de sécurité automatisés et de la maintenance électronique devient centrale.
Cette perte de savoir-faire soulève une question de fond : que reste-t-il de l’identité du métier de machiniste-cintrier.e lorsque les gestes manuels, les sensations de charge et les réflexes de plateau sont remplacés par des interfaces numériques ? En effet, de moins en moins de salles possèdent des cintres manuels, ce métier change voire disparaît. Les permanent. e. s et les intermittent. e. s ne pratiquant ni ne maîtrisant les fondamentaux traditionnels du métier de machiniste-cintrier.e, l’approche du cintre d’abord motorisé puis informatisé est tout autre, car c’est avant tout la maîtrise d’un logiciel. Les salles équipées en cintres manuels n’ont ni le temps ni les moyens de former du personnel et pour des raisons évidentes de sécurité au plateau, elles ne peuvent faire appel qu’à des personnes maîtrisant le métier et ses particularités, appauvrissant ainsi le vivier de machinistes-cintrier.e.s.
QVCT CSSCT CARSAT et CIE
La disparition des cintres manuels n’est pas seulement liée aux avancées technologiques, elle est aussi liée aux améliorations en matière de prévention et de prise en compte des maladies professionnelles générées par les pratiques des cintres manuels, en particulier les troubles musculo-squelettiques (TMS).
La manutention, le travail en hauteur, le port de charges lourdes à répétition dans les cintres ont mené les organismes de prévention et de protection des salarié. e. s comme la CARSAT à conditionner les subventions d’aide aux travaux d’aménagement des théâtres à la prévention des risques ergonomiques. Ainsi parfois, les tâches inhérentes aux compétences métier sont les mêmes qui mènent à leur perte. L’évolution des exigences ne permet plus d’exercer dans les mêmes conditions, ce qui par ailleurs est une bonne nouvelle. Les théâtres se doivent de réduire l’exposition de leurs salarié. e. s aux contraintes physiques et cela veut parfois dire qu’ils se doteront d’un cintre informatisé alors que leurs cintres manuels fonctionnent très bien, provoquant ainsi eux-mêmes l’obsolescence des compétences métier de machinistes-cintrier.e.s de leur territoire.
Conclusion : entre progrès et fragilité
La mise en place des cintres informatisés incarne pleinement les contradictions du progrès technique dans le spectacle vivant.
D’un côté, elle permet une nette amélioration des conditions de travail et une extension des possibilités artistiques.
De l’autre, elle engendre une dépendance accrue à la technologie, réduit l’autonomie des équipes locales et met en péril un pan entier du patrimoine immatériel du théâtre : les savoir-faire liés à la machinerie traditionnelle.
Il est donc essentiel que cette transition soit accompagnée d’une réflexion globale sur la formation, la mémoire des métiers et la capacité à maintenir une certaine autonomie technique, même dans un univers de plus en plus automatisé.
Caroline Boulay et Esther Nissard