TOUR D’HORIZON

L’intelligence artificielle et le spectacle vivant : un tournant à penser collectivement

Entretien avec Anne Le Gall, déléguée générale du TMNlab
Je rencontre Anne Le Gall dans une brasserie du 18ème arrondissement et nous engageons une discussion à bâtons rompus sur le sujet qui nous intéresse, la transition numérique et tout particulièrement la pénétration de l’IA dans nos institutions. Anne me voit prendre des notes (oui j’ai connu le minitel) et me propose d’enregistrer notre conversation depuis une application qui ensuite retranscrira directement nos dires qui pourront donc être passés à la moulinette d’un RAG puis d’un ChatGPT… en voici le rendu.
« Nous vivons une révolution technologique qui dépasse largement le champ des outils. L’intelligence artificielle reconfigure notre rapport au monde, aux savoirs, aux métiers. Pour le secteur du spectacle vivant, il ne s’agit pas simplement de s’adapter, mais de choisir avec conscience les usages que nous voulons développer. » Anne Le Gall, déléguée générale et cofondatrice du TMNlab, ne cache ni les risques, ni les promesses que l’IA fait peser sur notre écosystème. Le TMNlab, laboratoire des transformations numériques du spectacle vivant, rassemble depuis 2013 une communauté apprenante de plus de 1300 professionnels, avec pour objectif de « développer une culture numérique responsable ». Cette notion traverse l’ensemble des réflexions du réseau, en insistant sur la nécessité de « comprendre les enjeux sociaux, politiques, écologiques et techniques du numérique » avant même d’entrer dans l’expérimentation.
Un secteur encore morcelé
L’analyse que dresse Anne Le Gall de la transition numérique du secteur est sans détour : « Nous avons mené deux études d’état des lieux, en 2016 et en 2021. Ce que l’on constate, c’est un avancement à géométrie variable, avec des structures pionnières… sur des briques précises : gouvernance, marketing, création, médiation. Mais rarement une vision d’ensemble. ». Il est grand temps de penser la transition numérique dans nos établissements à partie d’une stratégie plus globale. Et côté IA ? « On observe beaucoup d’expérimentations, notamment en régie de production automatisée (c’est-à-dire le topage des effets générés par IA) ou en création comme pour la création lumière ou le design sonore, mais peu de réflexions stratégiques de fond. L’IA arrive parfois dans les services par des usages quotidiens. C’est ce qu’on appelle le Shadow IA qui désigne l’utilisation par les salariés d’outils IA sans l’approbation ou la supervision du service informatique de l’établissement — ChatGPT pour rédiger un texte, par exemple — sans que cela soit accompagné d’une acculturation ou d’un débat collectif.
Trois piliers, une priorité : l’organisation
Si le TMNlab structure son approche autour de quatre axes — les pratiques culturelles, la transformation des organisations, la création en environnement numérique et la question de la donnée —, c’est bien le pilier organisationnel qui intéresse en premier lieu les professionnels de Réditec. L’impact sur les métiers techniques et administratifs est devant nous. Pas tant en remplacement qu’en transformation profonde : quels gestes professionnels allons-nous perdre si l’IA fait à notre place ? Quelles compétences devons-nous préserver ou réinventer pour garder le sens du travail bien fait ? Anne Le Gall évoque aussi les tensions déjà visibles : « La tentation d’automatiser certaines tâches pour répondre à la baisse des financements publics est réelle. On le voit dans les services de communication où les textes et visuels peuvent être générés. Mais à quel prix ? Et avec quelles conséquences sur la qualité de la relation avec les publics ? »
S’émanciper des modèles imposés
Le TMNlab encourage à s’emparer des outils avec un regard critique. « Il faut comprendre comment fonctionnent ces IA, d’où viennent leurs données, qui les conçoit, et dans quel intérêt. Nous travaillons actuellement à la rédaction d’une charte open source pour aider les lieux à initier un débat interne sur leurs usages de l’IA. »
Elle insiste sur la nécessité de monter en compétences : « Nous formons, mais toujours en commençant par une journée d’acculturation. On ne forme pas à l’usage d’un outil sans comprendre dans quoi on met les pieds. » Et rappelle que certains usages avancés — comme le fine-tuning* ou les modèles RAG* — peuvent permettre une réelle réappropriation de l’lA : « C’est là que ça devient intéressant : quand l’IA devient un sparring-partner. Mais pour cela, il faut avoir pensé la matière qu’on lui donne. »
Une révolution aux impacts écologiques majeurs
Enfin, impossible d’aborder le sujet sans évoquer la question environnementale. « Les infrastructures nécessaires au développement de l’IA — data centers, puces, énergie — ont un coût écologique colossal. Et aujourd’hui, il n’existe aucune régulation sérieuse des usages. »
Pour Anne Le Gall, cela appelle une régulation forte : « Gratuité illimitée, usages récréatifs massifs, absence de quotas… on est sur une trajectoire non soutenable. Il faut réguler, prioriser les usages d’intérêt général et cesser de déployer des IA pour tout et n’importe quoi. »
Conclusion
Le TMNlab appelle les institutions culturelles à « reprendre la main » sur les transformations en cours. Cela suppose de dépasser la fascination ou la crainte pour entrer dans une réflexion politique et collective sur les usages du numérique, en particulier de l’IA.
Comme le résume Anne Le Gall : « Aujourd’hui, c’est notre responsabilité collective de choisir ce que nous voulons automatiser, pourquoi, avec quels outils et à quelles conditions. Et cela ne peut se faire sans les métiers techniques, au cœur du fonctionnement de nos maisons. »
*Fine tuning : littéralement en français : le réglage fin. Cela consiste à modifier les paramètres d’un modèle pré-entraîné pour répondre à une tâche ou à un ensemble de données spécifiques.
** RAG Retrieval augmented generation. Littéralement en français : la génération augmentée de récupération. Il s’agit d’une technique qui complète la génération de texte avec des informations provenant de sources de données privées ou propriétaires. Cela permet de coller les rendus générés par l’IA d’être plus proche de soi-même.
*** Sparrin-partner : partenaire d’entrainement.
Article issu d’un entretien réalisé par Jean-Rémi Baudonne à l’aide d’une appli, d’un RAG et de ChatGPT.