Après un parcours professionnel dans la régie et la création lumière en compagnie, Nanouk Marty a exercé comme régisseuse générale dans une école supérieure d’art dramatique. Elle a obtenu un Master 2 de direction technique du spectacle vivant en 2018, son mémoire de master porte sur la féminisation des métiers techniques et ses effets sur la direction technique.
Cet exercice lui a révélé un goût certain pour la recherche, elle est aujourd’hui doctorante en études théâtrales et sa thèse traite de la lumière de spectacle.
Nous avons tenu à l’interviewer à la fois sur son mémoire de master mais aussi sur sa vision de la mixité dans les directions technique.
Vous citez dans votre mémoire, la philosophe de la pensée féministe Geneviève Fraisse, qui distingue l’idée de parité et le principe d’égalité. Pouvez-vous nous préciser cette distinction ?
La parité, c’est la part égale de femmes et d’hommes dans un domaine, une profession, une fonction. L’égalité c’est un droit. A la Révolution française, l’égalité a été inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et elle apparaît aussi dans la devise de la France. Mais l’Histoire nous apprend que les femmes ont longtemps été écartées du principe d’égalité : égalité de traitement, égalité dans l’accès à l’éducation, égalité de salaire, égalité dans l’exercice de la citoyenneté (droit de vote et d’éligibilité)… Cela a créé un déséquilibre et a conduit à une société gérée par les hommes qui occupent la majorité des postes de décision. Geneviève Fraisse insiste sur « le partage du pouvoir » et souligne que « la parité est un instrument pour l’égalité ». Si on considère l’appareil législatif, on constate une multiplication des mesures en faveur de l’égalité homme/femme depuis une vingtaine d’années, dont la loi de 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, ce qualificatif : « réelle », est très parlant. Cela suppose donc que si l’égalité pose les fondements de notre société, pour autant, elle n’est pas une réalité partagée.
Il était dit au début du XXème siècle que les femmes étaient faites pour des tâches d’exécution grâce à leur « goût du détail, méticulosité, docilité, intelligence réceptive et esprit malléable ». Aujourd’hui la sociologue Dominique Epiphane, que vous citez, statue sur le fait que les femmes seraient recherchées pour briser certains bastions masculins pour leur « pragmatisme, leur intuition, leur recherche du consensus et leur rigueur » et se veut critique d’une certaine stéréotypie ancrée. Quel est votre positionnement sur ces distinctions anciennes et actuelles qui sont considérées implicitement comme étant « naturelles » ?
C’est intéressant de comparer ces deux citations qui expriment la même chose différemment et d’observer l’évolution dans le temps des stéréotypes. D’une formulation à l’autre, intelligence réceptive devient intuition, esprit malléable devient recherche du consensus et le goût du détail devient rigueur. On peut noter que la « docilité » a disparu dans la deuxième citation, plus contemporaine. Sous couvert d’une certaine forme de flatterie, qui s’appuie sur des « qualités » féminines, on cherche à distinguer masculin et féminin. Or, un homme ne peut-il faire preuve de recherche de consensus ? Un homme n’est-il pas méticuleux ? Si on y réfléchit bien c’est absurde !
Les autrices de ces citations[1] dénoncent des stéréotypes ancrés dans notre inconscient collectif, car ils sont le produit d’un schéma construit par la société. C’est l’héritage de nombreuses années, voire de siècles pendant lesquels les hommes avaient l’exclusivité de produire un discours sur la société. C’est donc le fruit d’une vision patriarcale. Il faut parvenir à déconstruire cette vision chez les hommes mais aussi chez les femmes. En effet, si elles ont subi cette position dans la société, elles ont aussi contribué à la perpétrer en s’y soumettant. Et celles qui se sont révoltées ont été invisibilisées, quand elles n’ont pas été maltraitées.
Aujourd’hui, je crois qu’il faut travailler à déconstruire cette vision. Il me semble que c’est un travail à mener dans tous les domaines : l’éducation, le travail, la formation, la vie de couple, les activités de loisirs, finalement partout où la vie sociale se construit et se développe. C’est un travail de fond, qui peut prendre plusieurs générations mais qui a démarré à travers une multiplication de prises de conscience. Il faut construire ensemble un équilibre qui s’appuie sur la parité, l’échange et la coopération. C’est un sujet politique. Cette réflexion peut s’appuyer sur les luttes et les études intersectionnelles qui prennent en compte toutes les discriminations : de racisme, de genre etc. Dans une période où l’extrême droite est en progression, il est urgent d’œuvrer vers davantage d’égalité pour toutes les catégories de personnes.
Vous vous référez à une étude réalisée au début des années 2010 par des chercheurs du MIT, Massachusetts Institute of Technology, sur l’intelligence collective. Pouvez-vous nous préciser les conclusions de cette étude ?
Il s’agit d’un article qui rend compte des résultats des travaux de chercheurs du MIT, qui ont étudié des équipes au travail. Il s’agissait d’observer la capacité d’un groupe à travailler ensemble et à prendre des décisions et de mesurer l’intelligence de ces groupes. Il est apparu que les équipes les plus efficaces étaient celles qui collaboraient et communiquaient de la façon la plus équitable et qui avaient une meilleure sensibilité émotionnelle, c’est-à-dire dotées d’une capacité à lire les expressions du visage. Les équipes avec davantage de femmes se sont distinguées comme les plus performantes.
Vous confirmez par vos recherches la faible représentation des femmes dans les métiers techniques (hors costumes et habillages) et surtout dans des postes permanents. Vous corrélez cette réalité au fait qu’un grand nombre de métiers techniques n’ont pas de formation initiale. Pouvez-vous précisez cette corrélation ?
Ma recherche s’inscrit dans un contexte précis : j’ai établi des statistiques entre 2016 et 2018 pour mon mémoire de MASTER. A cette période, on rencontrait encore des régisseurs qui avaient accédé à la profession par la petite porte. Dans les années 80, beaucoup de techniciens se formaient sur le tas. Ils pouvaient être issus de formation de type électricité du bâtiment ou menuiserie et le spectacle représentait un domaine très attractif. Entrer dans le spectacle nécessitait d’être coopté par une connaissance. On retrouve ce récit dans de nombreux témoignages de carrière (notamment dans le rapport de Sophie Cathala-Pradal qui date de 1992). J’ajouterai qu’au début des années 90 l’objection de conscience, qui concernait uniquement les garçons, a contribué à révéler des vocations. Et le domaine du spectacle a beaucoup recouru à ce type de contrat. Le jeune apprenait en entreprise puis se lançait dans la profession, au travers du régime spécifique de l’assurance chômage : l’intermittence du spectacle. A la même époque, c’était un peu plus compliqué pour une fille d’intégrer le métier : il fallait prouver qu’on était capable ou qu’on était formée. Et l’objection de conscience ne concernait pas les filles.
Mais depuis, les formations initiales se sont largement développées et aujourd’hui, les jeunes techniciens et régisseurs sont la plupart du temps passés par une formation initiale : CFA, DN MADE, qui viennent enrichir les formations du TNS et de l’ENSATT. Et on peut observer de nombreuses filles attirées par ces métiers qui entrent en formation.
Dans votre mémoire, vous avez observé la répartition des hommes et des femmes dans les métiers techniques du spectacle. Certaines fonctions paraissent naturellement sexuées dont celle d’assistant-e à la direction technique. A votre avis comment dépasser aujourd’hui ce genre de considérations qui semblent, à certains endroits de notre profession, toujours présentes ?
J’ai expliqué dans mon mémoire qu’il y a deux axes pour déchiffrer l’aspect genré dans les métiers : d’un côté, un axe horizontal qui considère le genre selon les tâches : électricien.ne, machiniste, costumier.re, habilleur.se… et on peut distinguer des métiers à forte représentation féminine et d’autres à forte représentation masculine. Et de l’autre côté, un axe vertical qui concerne la hiérarchie des fonctions, dans notre domaine depuis le bas de l’échelle : le technicien, le régisseur, le régisseur général puis le directeur technique. Plus on monte dans la hiérarchie, moins on rencontre de femmes. Reine Prat aborde cet aspect au sujet des métiers artistiques dans ses rapports (parus en 2006 et 2009) concernant les métiers du spectacle. C’est ce que l’on désigne sous l’expression de plafond de verre. Je me suis appuyée sur son travail pour aborder les métiers techniques.
Aujourd’hui, comment infléchir la tendance pour favoriser la parité dans les postes d’encadrement ? Il faut encourager les recruteurs à faire paraître une annonce officielle même si cela est une obligation pour les organismes subventionnés, certains postes échappent à la règle. Beaucoup de recrutements se déroulent en « interne », sans avoir recours à un appel à candidature. Ainsi des offres d’emploi ne sont pas proposées et ne donnent pas la possibilité de postuler. Même si la promotion en interne reste un parcours de carrière à valoriser, les candidatures extérieures représentent une source d’enrichissement pour les équipes. Davantage de femmes pourraient saisir l’occasion de postuler.
Mais d’un autre côté, c’est difficile de se prononcer sur une obligation de parité dans les équipes, car elle dépend aussi de la sociologie du territoire. Bien sûr, il faut tendre vers la parité, mais il y a encore des régions où très peu de femmes exercent les métiers techniques du spectacle. Cependant, lorsque les festivals embauchent au-delà de leur territoire pour répondre à un surcroît d’activité ponctuel, ils contribuent à diversifier les équipes par la mobilité des techniciens et techniciennes. Ils peuvent servir de tremplin pour favoriser la féminisation des équipes techniques dans certaines régions. Enfin, le domaine des musiques actuelles reste un domaine très masculin même si les fédérations encouragent les femmes sur les plateaux artistiques et dans les métiers techniques, par des opérations de communication.
Vous avez mené une enquête sans dévoiler le sujet de votre mémoire auprès de quatre directrices techniques et d’un directeur technique et vous vous êtes appuyée pour la réaliser sur ces trois volets : les formations aux métiers, l’insertion professionnelle et les modes de recrutement, les relations de travail au sein de l’entreprise puis l’exercice des responsabilités et la prise de décision. Quelles ont été vos conclusions et en particulier sur le sujet de la féminisation dans les fonctions de direction technique ?
En effet, l’entretien commençait sur des sujets généraux pour aborder la pratique métier. Cela permettait de repérer comment le fait d’être une femme pour une directrice technique pouvait apparaître dans un échange que l’on pourrait qualifier de neutre. Et, en effet, certaines interlocutrices ont appuyé leur propos d’un « comme je suis une femme… » pour formuler leur ressenti dans certaines situations. Mais je précise que la deuxième partie de l’entretien portait explicitement sur la féminisation, à moins que l’interlocutrice ait déjà deviné mon objectif, ce qui est arrivé une fois. Ces entretiens s’inscrivaient dans ce que l’on appelle une enquête de terrain, ils étaient semi-directif et ma méthode s’est affinée au fur et à mesure. Davantage d’entretiens auraient pu enrichir cette étude, mais pour cela il aurait fallu davantage de temps. Une chose s’est révélée à travers cette expérience, c’est l’intérêt de chacune et chacun pour ce sujet. Je reconnais que pour valider un Master de direction technique, le choix du sujet avait une dimension sociologique qui s’avère un peu en marge de la pratique métier. Mais ce travail a permis d’ouvrir une brèche qui n’avait pas encore été explorée, à ma connaissance.
Pour revenir à la question, je dirai que les compétences requises pour exercer la direction technique ne sont objectivement pas genrées. Dans ce contexte, la formation de direction technique apporte une légitimité pour celui qui l’exerce et une garantie pour le recruteur dans l’exercice du métier. Par conséquent, il ne devrait pas y avoir de différences entre une femme et un homme pour exercer la direction technique.
Vous avez soutenu votre mémoire de Master 2 en direction technique à L’ISTS en 2018. Vous avez décidé de continuer vos recherches à travers un doctorat en études théâtrales. Bien que votre domaine de recherche se soit un peu éloigné de la sociologie, avez-vous observé des évolutions sur la question de la féminisation dans la filière technique que vous pouvez pointer aujourd’hui par rapport à 2018 ?
En effet, depuis 2018, j’ai changé de situation ! A l’époque, j’étais régisseuse générale, je n’ai finalement jamais exercé la direction technique et, aujourd’hui, je suis doctorante et ma thèse porte sur la lumière de spectacle qui représente mon cœur de métier ! Je m’oriente vers l’enseignement, la transmission m’intéresse beaucoup et le contact avec les futurs professionnels est très stimulant. Ces raisons font que je me suis éloignée de l’étude de la féminisation, alors je n’ai pas de données réactualisées. Pour mon mémoire de master, j’avais appuyé mes observations sur une méthodologie très artisanale et qui était restreinte : je m’étais seulement basée sur les effectifs des scènes nationales et CDN. Comme je le disais, j’étais contrainte par le temps. Je suis sûre qu’il est possible de trouver des données plus précises en s’appuyant sur les institutions. A l’époque, sur la féminisation des métiers techniques du spectacle vivant, il n’y avait aucune source. J’espère que quelqu’un prendra le relais, à moins que ce soit en cours, car c’est un sujet important à explorer.
Enfin pour donner mon ressenti, oui, je pense qu’il y a eu du changement depuis six ans. Les affaires de harcèlement sexuel qui ont été largement médiatisées avec le mouvement #MeToo, y ont contribué. Les comportements évoluent avec des prises de conscience chez les hommes et les femmes. Cela modifie les choses dans les relations au travail notamment grâce à la formation contre toute forme de harcèlement et la mise en place de référents dans les équipes. Concernant nos métiers, de plus en plus de jeunes femmes entrent dans la profession : ce sont elles qui vont faire changer les choses.
[1] Françoise Battagliola Histoire du travail des femmes, Paris, La Découverte, 2008, et Dominique Epiphane, Les Femmes dans les filières et les métiers « masculins » : des paroles et des actes, Travail, genre et société n°36, 2016.
Pour lire le mémoire ISTS de nanouck Marty :
Téléchargement du mémoire de Nanouk MARTY
Propos recueillis par
Jean -Rémi Baudonne – Président