Lucia Goj me reçoit en ce jour de rentrée dans son bureau au théâtre du Châtelet dans lequel trône une vaste table de réunion qui fait aussi office de bureau puisqu’un ordinateur est posé dans un coin de la table. J’imagine que ce décor présage une manière collective de mener sa direction technique.
Elle y découvre un intérêt tout particulier pour l’ingénierie et la dimension technique des scénographies et se pose assez rapidement la question de devenir elle-même décoratrice. Mais elle doute de ses capacités à le devenir, ce qui entraîne une seconde grande déception car elle finit par renoncer. C’est après avoir participé à une production au Théâtre du Châtelet en tant qu’assistante du décorateur Daniele Bianco que Jacques Ayrault, le directeur technique en fonction à l’époque, la repère et lui propose quelques années plus tard de le rejoindre sur un poste de directrice technique adjointe, ce qu’elle accepte. C’est assez rapidement qu’elle prend alors la direction technique du Théâtre des Champs-Elysées puis quelques temps plus tard qu’elle est appelée de nouveau au Théâtre du Châtelet pour cette fois-ci occuper le poste de directrice technique qu’elle a donc déjà expérimentée.
Lucia affirme qu’elle est devenue directrice technique avec une forme de fatalisme car il y a une partie de ce métier qui ne lui correspond pas mais c’est justement cette dimension qui lui est quelque peu étrangère qui la pousse à dépassionner la fonction, ce qui lui permet d’objectiver ses diverses palettes et de parvenir ainsi à honorer du mieux qu’elle peut ce métier.
C’est en arrivant au Théâtre du Châtelet qu’elle rejoint le collectif 17:25. Ce dernier fut créé quelques années auparavant par cinq structures : l’Opéra de Paris, l’Opéra national de Lyon, Le Théâtre de la Monnaie, le Festival d’Aix-en-Provence et bien sûr le Théâtre du Châtelet. Une prise de conscience sur la question du climat pousse ces cinq structures à travailler sur la dimension écoresponsable au sein de la création opératique. Et c’est en remportant un appel à candidature lancé par « Alternative Verte 1 » émanant de la Caisse des Dépôts et des Consignations et du ministère de la Culture afin que soit proposées des solutions durables à la question du climat dans l’opéra, que 17:25 prend alors son envol. Aujourd’hui 17:25 a fait paraître quatre publications suite à des ateliers de réflexions sur certains sujets liés à la construction des décors, dont la question essentielle de la diminution des transports. L’idée de construire des éléments modulaires en une, deux et trois dimensions sur lesquels peuvent être fixées les parties décoratives des scénographies est donc retenue. Cette étude est déjà bien structurée avec des propositions étayées sous une forme de bibliothèque d’éléments modulaires standards que tous les théâtres pourraient se procurer. A la question « comment se sont déroulées les relations de travail avec les autres établissements ? », Lucia répond que la collaboration entre les cinq directions techniques a été immédiatement fructueuse et fluide, ce qui n’a pas manqué de l’étonner. Est-ce que la quasi parité du groupe a été la source de cette réussite, puisque 17:25 regroupe deux directrices techniques et trois directeurs techniques ? La question est en droit d’être posée et renvoie à l’idée que l’intelligence collective serait plus efficiente quand une certaine parité existe. A l’égalité entre les hommes et les femmes, Lucia répond qu’elle tient une position peut-être à rebours de ce qui est entendu aujourd’hui. Pour elle, la nécessité d’une égalité entre les hommes et les femmes n’est pas discutable. Au-delà des considérations classiques de l’égalité en termes de droits humains à laquelle elle souscrit, tout en pointant que les femmes ne doivent pas faire comme les hommes et doivent défendre aussi leurs singularités, elle remarque, pour l’avoir expérimenté, que les services uniquement masculins comme le sont le plus souvent la machinerie ou uniquement féminins, comme le sont l’habillage, rencontrent systématiquement des problèmes engageant des démarches managériales difficiles pour les directions techniques. Le besoin de mixité n’est donc plus une question. Mais là où Lucia se distingue peut-être d’une certaine pensée dominante féministe aujourd’hui, c’est sur la question de l’obligation de parité. Pour elle, si cette obligation a permis bien sûr de féminiser la sphère politique, elle pose la question de son efficacité dans la sphère professionnelle. Elle remarque ainsi qu’elles étaient cinq directrices techniques dans le centre de Paris il y a quelques années et qu’elles ne sont plus que deux aujourd’hui. Il y a donc, selon elle, un biais dans cette obligation de parité. Lucia affirme que c’est d’abord la force de l’esprit des femmes elle-même qui permettra à l’égalité homme-femme d’être véritablement ancrée dans les sphères professionnelles. « Nous devons croire en nous et ne pas trembler quand s’offre un appel à candidature dans les métiers du spectacle ». Et Lucia pointe le fait qu’aujourd’hui les formations initiales permettent justement aux femmes de rentrer plus facilement dans les métiers de la technique ce qui n’était pas le cas avant puisque que la plupart des techniciens étaient cooptés par leurs pairs. C’est de cette manière qu’elle-même est parvenue à rentrer dans le métier il y a une quarantaine d’année quand les premières écoles se sont ouvertes en Italie. Et Lucia conclut en citant Virginia Woolf : « Les femmes, dans cent ans auront cessé d’être un sexe protégé. Logiquement, elles participeront à toutes les activités, à tous les emplois qui leur étaient refusés autrefois. […] La bonne d’enfant portera le charbon. La vendeuse conduira une machine. […] Tout pourra arriver quand être une femme ne voudra plus dire : exercer une fonction protégée ».
Interview réalisé par
Jean-Rémi Baudonne – Président