Jeudi 6 novembre, Philharmonie de Paris
Quand des militants se réclamant de la paix brûlent des fumigènes dans une salle de spectacle au risque de mettre en danger les publics, les artistes et les personnels présents ; quand des membres du public, se disant mélomanes, frappent avec une extrême violence ces mêmes militants pendant que d’autres profèrent des insultes racistes ; quand un orchestre, dont une grande partie des musiciens a publiquement manifesté contre son propre gouvernement et s’est ainsi désolidarisée de la politique que mène ce dernier, entonne son hymne national sans avoir reçu l’autorisation de le faire par l’établissement qui les a invités et qui a pourtant maintenu la programmation de ce concert malgré les pressions ; quand Beethoven doit se taire face au vacarme et à la violence, après une certaine stupéfaction, vient la tristesse qui est celle de l’impuissance.
Au-delà de ce concert et des raisons de son maintien vis-à-vis du contexte géopolitique du moment, le spectacle vivant, de manière générale et quelle que soit sa discipline, est un geste politique en soi. L’expression artistique ainsi que la liberté de création qui le constitue permettent justement de transcender cette dimension qui se dessine le plus souvent dans une quête d’universalité. Les publics et les artistes se rencontrent le temps d’un spectacle ou d’un concert et participent à un évènement qui se place au-dessus du monde et du temps présent comme en suspension. Il y a ici une recherche partagée de la transcendance autour d’un rituel, quel que soit le sujet, le drame, la musique, la danse qui y est joué ou interprété. Un établissement de spectacle vivant, qui plus est public, a ainsi pour vocation d’être le lieu protecteur et porteur de cette expression artistique, de son universalité, de cette rencontre toujours singulière entre artistes et publics, et en cela il est un lieu qui s’apparente à l’espace « sacré » (dans une dimension laïque bien sûr). Ainsi, le Théâtre pour qu’il puisse exister doit être un lieu de Paix, même si au creux de son centre, la scène, sont traités les sujets les plus obscurs de la condition humaine. Or, le jeudi 6 novembre, dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris, l’ensemble de ces règles a été transgressé par une partie du public qui a fait pénétrer les drames du monde avec violence dans l’enceinte du Théâtre et il faut que cet événement, dont les conséquences sont fort heureusement plus symboliques que dramatiques pour la vie des personnes, il faut que cet évènement soit scruté avec une extrême gravité. Quand on transgresse ainsi un lieu de spectacle vivant en plein concert à quoi cela nous renvoie-t-il en tant que société ? Je pose donc la question et j’invite tout le monde à y réfléchir dans le calme et la raison. Je dirais enfin, en tant que directeur technique de la Philharmonie, et cela reste très personnel, que ce qui m’a le plus attristé, au-delà bien sûr de la violence que nous avons toutes et tous subie, c’est que cette dernière a finalement interrompu une œuvre particulière, le concerto n° 5 pour piano de Beethoven dit « l’empereur » (son dernier). Il faut savoir que Beethoven interrompit lui-même l’écriture de ce concerto à cause de la guerre que menait Napoléon contre l’Autriche en 1809. Et il écrivit à son éditeur, dans une forme de désespoir alors qu’il se cachait dans une cave au milieu de la Vienne bombardée : « Le cours des évènements dans l’ensemble a eu chez moi sa répercussion physiquement et moralement […] Quelle vie épuisante et dévastatrice autour de moi ; rien que tambours, canons, misères humaines de tout genre ! ». 200 ans plus tard, la guerre s’est introduite symboliquement dans une salle de concert et sa musique a de nouveau été interrompue…
Nous qui œuvrons quotidiennement au sein des directions techniques d’établissements de spectacle vivant savons à quel point il est fondamental d’en respecter le lieu, la scène et ce qu’il s’y crée quoi qu’il puisse se passer dans le monde. Nous travaillons sans relâche pour que les spectacles se déroulent dans les règles de l’art, ne soient pas interrompus, malgré les aléas et les difficultés structurelles que nous rencontrons depuis maintenant plusieurs années. C’est ce sens profond qui nous habite, qui nous fait accepter les contraintes, la complexité, la densité de nos tâches et la lourdeur de nos responsabilités. Rien ne doit arrêter un spectacle ou un concert, sauf nous-mêmes quand nous jugeons que les règles de sécurité et les lois qui régissent l’organisation du travail ne sont pas respectées, ce qui n’était bien sûr pas le cas lors de ce concert du 6 novembre à la Philharmonie. RÉDITEC, dont j’occupe la présidence pour un temps et qui nous rassemble porte donc ces valeurs au-delà de nos opinions ou croyances personnelles que nous savons mettre de côté dans l’exercice de nos fonctions auprès des créateurs, des interprètes et des publics, mais à la seule condition qu’eux-mêmes ne transgressent pas les lieux. Nous nous devons de rappeler cela et RÉDITEC travaille du mieux qu’elle le peut pour à la fois faire connaître nos métiers, agir pour qu’ils soient mieux reconnus et respectés, tout en agissant pour l’intérêt général, c’est-à-dire pour faire savoir haut et fort que sans le spectacle vivant il n’y a pas de sociétés qui vaillent.
Jean- Rémi Baudonne
Président de Réditec
Directeur technique de la Philharmonie de Paris